PLAIDOYER POUR UNE MÉDECINE SAGE,
HUMAINE ET PRAGMATIQUE
PLAIDOYER POUR UNE MÉDECINE SAGE,
HUMAINE ET PRAGMATIQUE
Dr Jean-Pierre Ruasse
Nutritionniste-endocrinologue [1]
Depuis Claude Bernard, la médecine académique a pris le virage de la science dure, et cela lui a parfaitement réussi, pour des progrès cliniques et thérapeutiques majeurs, dont nous profitons tous.
Mais cette médecine, que l’on pourrait qualifier d’ingénierie bio-médicale, pour aussi nécessaire qu’elle soit, ne suffit pas pour résoudre le problème humain que la maladie pose à chacun d’entre nous.
Y aurait-il donc d’une part la Science, et d’autre part la « vraie vie » ? La problématique est évidemment beaucoup plus complexe.
La science et la vie
On voit parfaitement comment elle se présente dans la pratique de ma spécialité, les maladies métaboliques et l’endocrinologie.
En métabologie, on s’intéresse aux transferts d’énergie (le bilan calorique), et aux nutriments dont on regarde comment l’organisme les absorbe, les transforme, les intègre dans sa matière vivante. Le tout sous l’impulsion et le contrôle d’un nombre considérable d’hormones et autres médiateurs chimiques qui maintiennent ces métabolismes en équilibre dynamique. C’est de la bien belle Science objective, quantifiée, rationnelle.
Mais quand on en vient à l’origine de tout cela, c’est-à-dire à l’alimentation, à l’aliment, à la prise alimentaire, alors s’ouvre un tout autre monde. Celui des symboles, de la culture, des relations particulières de chaque individu à l’acte de manger, et aux choix de ce qu’il mange, quand il le mange, comment, et avec qui.
Et cela n’est pas réductible à la psychologie académique et à ses classements cliniques (cf. les successifs DSM). Il s’agit ici de position du sujet par rapport au monde, de philosophie, d’éthique, parfois même de mystique.
Ainsi, l’on connaît de mieux en mieux ce fléau mondial que l’on appelle aujourd’hui le « syndrome métabolique » avec ses trois manifestations cliniques (obésité viscérale, diabète de type 2, athérosclérose artérielle), son processus systémique (l’immuno-inflammation), son blocage métabolique (la résistance à l’insuline), et ses différents organes effecteurs (estomac, foie, pancréas, intestin, microbiote, cerveau, muscles, tissu adipeux) interagissant en une inextricable complexité. Cette science-là est bien passionnante.
Mais quand il s’agit d’aborder avec un obèse, un diabétique, un coronarien, la question de son alimentation – et plus globalement celle de son hygiène de vie (son activité physique bien sûr, mais aussi et non moins ses relations avec autrui en famille, au travail, etc.) – on n’est plus dans le quantifiable, mais dans ce que les scientifiques « purs et durs », cédant à la facilité du scientisme, considèrent et méprisent comme irrationnel. Et pourtant, c’est bien cela qui fait le vécu de chacun de nous.
Au final, l’oubli du facteur humain individuel conduit inéluctablement à l’échec[2].
…/…
Une approche plus personnalisée
Or, le fait est que la médecine moderne laisse au bord de la route d’innombrables patients déçus de son côté mécanique, déshumanisé, quand ils ne sont pas effrayés par les dangers que font courir certaines thérapeutiques qui, mal pensées, font le lit de scandales sanitaires à répétition.
Ils se tournent alors, à titre alternatif parfois et complémentaire souvent, vers des approches plus holistiques et personnalisées telles que l’homéopathie, l’anthroposophie, la naturopathie, et diverses médecines traditionnelles exotiques comme la médecine chinoise ou l’âyurvéda, qui réunissent dans un même projet la santé du corps et l’équilibre de l’esprit, voire, plus haut encore, une élévation spirituelle.[3]
Mais ces autres approches clinico-thérapeutiques, étant justement basées sur la personnalité individuelle du patient, ne peuvent pas, par définition, être soumises à un traitement statistique.
Ce sont des médecines empiriques ; elles trouvent leurs sources dans l’expérience accumulée par des et des générations (millénaire pour certaines). De l’accumulation d’observations concordantes, l’empirisme conclut qu’en se portant dans les mêmes conditions, on obtiendra les mêmes résultats. Cette conclusion n’est jamais une certitude, mais une probabilité, augmentant avec la répétition de l’observation, et elle constate des corrélations, mais pas de relations de causalité. Sa devise pourrait être : « qu’est-ce qui se passe ? ».
La science et l’empirisme
Il faut bien comprendre les différences entre les deux démarches, scientifique et empirique, qui portent à la fois sur leurs ambitions et leurs moyens (cf. tableau 1).
La science cherche des explications, établit des liens de causalité, aboutissant à des certitudes, du reste évolutives avec le progrès technique en une permanente « destruction créatrice ». Sa devise pourrait être « comment ça se passe ? ».
En médecine académique, on gomme les particularités individuelles par les essais cliniques, qui utilisent un grand nombre de sujets. Ainsi peut-on, par des formules mathématiques plus ou moins complexes, obtenir des résultats dits « significatifs » réputés éliminer au maximum les effets du hasard. Et toutes les techniques qui ne se plient pas à cette doxa sont déclarées « non scientifiques », leurs éventuels bons résultats étant, quand ils ne sont pas tout simplement niés comme « impossibles », considérés comme relevant de l’effet placebo, si même on ne les traite pas de simples et méprisables charlatanismes.
Cependant, quoi qu’en disent les scientistes, qui n’admettent que les connaissances issues de l’expérimentation, la logique, la raison ne sont pas absentes de l’empirisme où l’observation doit être rigoureuse, et les conclusions rationnelles. Il y a une manière scientifique de pratiquer l’empirisme ; ce n’est pas de la sorcellerie !
Tentations…
La tentation qui guette les empiristes est d’élaborer des théories explicatives des phénomènes observés, et de présenter ces théories comme des vérités. Comme les moyens techniques leur manquent, ils font appel à des notions plus ou moins ésotériques (« l’énergie », la « force vitale », les « forces cosmiques », les « corps subtils », etc.,) allant jusqu’à des interventions surnaturelles. Or, si les observations sont d’ordre factuel, ces théories sont de celui de la croyance, et non de l’approche scientifique. Les empiristes seraient mieux entendus et acceptés s’ils remplaçaient leurs affirmations par la simple phrase « tout se passe comme si », ce qui pourrait du reste, dans la pratique, en faire de bons moyens mnémotechniques.
En regard, la tentation qui guette les scientifiques est de ne pas s’arrêter à contester la croyance (ce qui est leur rôle normal), mais de se baser sur cette contestation des croyances pour refuser les données de l’expérience. Ce qui est un tort car on peut parfaitement utiliser la pivoine pour soulager des hémorroïdaires sans croire à la théorie des signatures, les médicaments d’inspiration anthroposophique sans adhérer aux théories ésotériques de R. Steiner, ou les techniques ayurvédiques sans se convertir à l’énergétique orientale.
Notons que ni science ni empirisme n’établissent de liens de finalité (« Pourquoi ça se passe ? »), qui est du domaine intime de la foi.
… et dérives
Les deux mondes, empirique et scientifique, montrent aussi, malheureusement, leur face sombre financière, appuyée sur un marketing agressif.
L’aspect séduisant des interprétations des empiriques, confinant parfois à la poésie, pousse à la consommation de nombreux produits d’utilité douteuse.
Et le monde scientifique n’est pas exempt de fraudes et de publications plus ou moins « bidon » poussant à la prescription mal pensée de produits inutiles et parfois dangereux, comme le montrent les scandales sanitaires qui nourrissent régulièrement la chronique, et qui ne sont que la partie émergée de l’iceberg de la iatrogénie.
Points de jonction
Cela dit, il ne faut pas oublier que l’empirisme a toujours précédé la science, et rien n’indique qu’il ne peut en être de même aujourd’hui. De tous temps, les humains – et même les animaux – ont reconnu d’expérience que des produits venant des trois règnes de la nature pouvaient apporter des soulagements à leurs maux. Ces remèdes de bonne renommée (« bona fama » ne signifie pas remèdes de « bonne femme » !) sont devenus des médicaments en passant par le filtre de l’expérimentation. Les humains ont utilisé l’écorce de saule pour soulager des générations de fiévreux et de dolents sans savoir que l’acide acétyl-salicylique inhibait la formation de leucotriènes inflammatoires ! Qui peut prédire ce que l’on saura peut-être un jour de l’action des doses infinitésimales des homéopathes ou des aiguilles des acupuncteurs ?
À condition « d’aller y voir ». Il est tout à fait regrettable que toutes ces données observationnelles ne soient pas prises pour base d’une recherche scientifique classique. Ce serait un de ses rôles que de chercher le « comment » des corrélations empiriques pour soit les transformer en données scientifiques, soit prouver leur nature hasardeuse[4].
Mais l’organisation idéologique (donc institutionnelle) de la recherche s’oppose à l’innovation. « On ne trouve que ce que l’on cherche, et on ne cherche que ce que l’on connaît » ! On voit l’effet pervers de cette attitude dans la politique de la recherche, où les appels à projet sont ciblés sur des thèmes connus. Le chercheur proposant un travail sortant du paradigme voit son projet rejeté… et sa carrière compromise ! Il a certes le droit – il est même payé pour cela – d’innover, mais seulement dans un cadre consensuel, auquel est réduite ce que l’on appelle opportunément « La Science »[5]. Jadis le Pr G. Mathé, célèbre cancérologue, suggérait qu’un certain pourcentage des crédits de recherche soit justement affecté à des travaux marginaux.
Une sagesse pour l’action
La médecine sage (que l’on pourra nommer iatrosophie) sera basée sur un principe, le pragmatisme, et un moyen : l’éclectisme.
Un principe : le pragmatisme
L’acteur pragmatique adapte son action sur le réel et s’intéresse avant tout à ses résultats. Les théories ne l’intéressent que dans la mesure où elles débouchent sur des actions concrètes. Il se défie des querelles de chapelles, avec lesquelles il refuse de perdre son temps.
Cependant, participant à la fois des deux démarches scientifique et empirique, il peut être un acteur majeur de leur rapprochement en vue de la pratique.
Un moyen : l’éclectisme.
Pour le médecin éclectique, la fin justifie les moyens, pourvu que ceux-ci ne soient pas délétères, et le remède pire que le mal.
Mon maître le Pr Joannon avait lancé l’idée de « l’étisme : le « ET » de l’éclectique contre le « RIEN QUE » du sectaire.
La démarche médicale sage devient alors :
1. assurer le diagnostic par tous les moyens de la technologie moderne
2. en déduire la nécessité ou non d’un traitement classique, urgent ou à plus long terme
3. dans la négative, utiliser en première intention[6] la ou les techniques alternatives personnalisées que l’on maîtrise et qui ne font pas courir de risque iatrogène, car il est déraisonnable d’utiliser des médications lourdes pour des pathologies légères
4. associer diverses approches quand cela apparaît utile.
5. être toujours prêt à changer de stratégie si nécessaire.
Il n’est pas sûr que cette pluridisciplinarité puisse être toujours mise en œuvre par un seul professionnel, surtout dans les cas complexes. Un travail d’équipe devra sans doute être mis en place.
En conclusion
Voit-on s’injurier et se couvrir d’opprobre les amis du cheval et ceux de la voiture ? Tout le monde admet que chacun de ces moyens de transport a son domaine particulier, voire exclusif : à la voiture l’autoroute, au cheval les petits chemins. Ils trouvent même parfois leur complémentarité, la voiture pouvant transporter le cheval, et le cheval désembourber la voiture. De plus, en allant au fond des choses, on s’aperçoit que les lois de la physique sont les mêmes, qui commandent l’énergie du moteur et celle de la cellule musculaire !
Tableau 1. Science et empirisme
Science |
Empirisme |
|
Recherche |
Des certitudes par des preuves (1). Des explications des phénomènes. |
Probabilités |
Dit |
« Je sais que » (aujourd’hui) |
« Il me semble avoir vu que » |
Méthode |
Expérimentation. Essais cliniques. |
Observation |
Base de travail |
Populations. |
Individus. |
Outils |
Statistiques |
Multiplication des observations. |
État d’esprit |
Prononce un jugement. |
Pose une question |
Conclut |
Relation de cause à effet, et son mécanisme (propter hoc) |
Corrélation (post hoc) |
(1) en n’oubliant pas que l’absence de preuve d’une relation n’est pas la preuve de son absence. |
[1] 64, rue des Rondeaux 75020 Paris. E-mail :
[2] Une bonne et quotidienne preuve en est que l’abord purement nutritionnel des surpoids (les différents régimes restrictifs) est toujours mis en défaut à long terme.
[3] Il y a quarante ans, le Pr P. Cornillot avait magnifiquement compris ces problématiques en créant au sein de la Faculté de Bobigny dont il était le doyen, un enseignement de « Médecines naturelles ». On peut toujours ergoter sur ce terme, mais l’essentiel était là. Homéopathie, phytothérapie, acupuncture, naturopathie, médecine manuelle, hygiène et thérapies alimentaires, et d’autres pratiques qui auraient pu s’y agréger au fil des ans, étaient enseignées par des médecins à des médecins, ce qui était une assurance contre les dérives toujours possibles en ces domaines. L’indifférence et l’hostilité ont fait que cette aventure n’a pas survécu à son initiateur.
[4] Encore devra-t-elle adapter ses conditions expérimentales sur les spécificités de la méthode étudiée. Par exemple, on sait que l’homéopathie se base sur la symptomatologie particulière présentée par le patient dans une maladie donnée. L’étude de tel ou tel médicament en double aveugle vs placebo sur le simple nom de la maladie n’aurait évidemment aucune pertinence.
[5] Ainsi, les crédits ne manqueront pas pour étudier les composants chimiques de la pharmacopée traditionnelle, mais n’allez pas proposer de travailler sur ce qui se passe quand on apporte une énergie mécanique à une dilution (procédé original, appelé succussion, de la préparation des médicaments à usage homéop athique) !
[6] En première intention, et non comme on le voit trop souvent en dernier recours, où elles sont en général dépassées.