LA MÉDECINE : UN ART ?... UNE SCIENCE ?... UNE TECHNIQUE ?...

Dr Jean-Pierre Ruasse 

Nutritionniste, endocrinologue

Ex-Assistant de médecine préventive à la Faculté

 

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De tous temps, les humains ont été taraudés par la peur de la maladie et de la mort. C’est du reste ce phénomène qui semble asseoir la différence essentielle entre l’espèce humaine et les autres espèces animales.

 

De tous temps  et aujourdhui encore malgré les progrès techniques  les humains ont plus ou moins obscurément considéré la maladie et la mort comme les produits de puissances extérieures, inconnaissables autant que redoutables.

De tous temps, ils ont cherché à négocier avec ces puissances. Mais il fallait pour cela des intermédiaires. Si j’ai souligné les trois lettres med dans ce dernier mot, c’est parce que l’on retrouve cette racine dans médiation, medium, media,… et, bien entendu, médecine, médecin, médicament.

 

Quel va donc être le statut de cette intermédiation ? En un mot, qu’est-ce que la médecine ?

 

C’est une question que fait resurgir la tribune de nos diffamateurs.

 

Sans doute ignorent-ils qu’elle a été continûment posée depuis… l’Antiquité.

 

 

 Les grands Anciens

Il y a bien longtemps en effet qu’est apparue la distinction entre deux sortes d’« arts », selon qu’ils comportent une plus ou moins grande part d’incertitude.

 

 Dans un dialogue dit « Le Philèbe », Platon (Athènes, - 428  -348) sépare ce qu’il appelle « les arts » en deux catégories selon leur exactitude :

 

- ceux qui s’appuient fortement sur les instruments de mesure (il cite la règle, le compas, le fil à plomb, l’équerre), sciences du nombre, de la mesure et de la pesée, prenant pour exemple la construction de bâtiments. 

 

- ceux qui ont une composante plus aléatoire (plus « stochastiques »), tels que la médecine ou la musique.

 

Encore qu’il reconnaisse qu’aucun de ces arts n’est totalement exact, ni totalement stochastique : les premiers comportent toujours une part d’aléatoire, et les seconds toujours une part de mesure .

 

 Selon Aristote (Stagire, -384  Chalcis, -322), on peut distinguer la « physique » (on dirait aujourd’hui les sciences naturelles, la physique, la chimie, et la biologie dans un concept de philosophie naturelle qui les intègre), et la « médecine » qui s’intéresse aux fonctions les plus importantes des vivants, celles qui sont communes aux âmes et aux corps, réunis dans la maladie et la santé.

 

Les relations entre philosophie naturelle et médecine chez Aristote ont fait l’objet d’innombrables commentaires. Elles ne sont ni en opposition, ni dans une relation hiérarchique, mais en continuité, selon la formule célèbre ibi desinit physicus, ubi medicus incipit, que l’on pourrait traduire par « là où s’arrête le scientifique, commence le travail du médecin », l’inverse étant également vrai :

 

« Tous les médecins cultivés et curieux disent quelque chose sur la nature et jugent convenable d’y puiser leurs principes et, parmi ceux dont l’affaire est d’étudier la nature, les plus habiles terminent en quelque sorte leurs recherches avec les principes de la médecine ».

 

 Alexandre d’Aphrodise (Aphrodisias en Asie Mineure, vers 150  vers 215), philosophe péripatéticien commentateur d’Aristote), distingue, selon ce qu’il appelle leur « fin » (leur but) et leur « fonction » (l’efficacité des moyens employés) :

 

- les arts « productifs », dont les praticiens se doivent d’obtenir le résultat cherché

 

- les arts « stochastiques », dont les praticiens doivent faire tout ce qu’ils peuvent pour obtenir ce résultat, mais sans certitude d’y parvenir, la médecine appartenant pour l’auteur à cette dernière catégorie. Il y a donc près de 2 000 ans qu’est apparue la distinction entre obligation de moyens et obligation de résultat.

 

 Galien (Pergame, 131  Rome, 201), médecin de Marc-Aurèle, maintient la distinction théorique des deux aspects précédents, mais soutient que les données nosologiques (c’est-à-dire les caractères distinctifs permettant de définir les maladies) ont une valeur universelle, et que seule la thérapeutique présente une composante stochastique.

 

L’on dirait aujourd’hui que la « forme typique » de la maladie est une donnée générale (proprement « scientifique »), mais que les « formes cliniques individuelles » sont aléatoires, dépendant de multiples facteurs et réclamant des prises en charge particulières.

 

 

 Il est clair que le débat d’aujourd’hui s’inscrit à plein dans ce questionnement sur la nature de la médecine.

 

L’irruption de technologies extraordinaires, impensables pour les Anciens, semble avoir définitivement rebattu les cartes au profit de la métrétique, du quantifiable. Seul est considéré comme vrai ce que la science a mesuré. Les nouveaux tenants du positivisme d’Auguste Comte pensent qu’en biologie tout se résume à des actions intermoléculaires, et que tout effet thérapeutique qui n’en ressortit pas n’est que rêve, suggestion, placebo, voire charlatanerie.

 

Et pourtant, c’est paradoxalement la science elle-même qui réintroduit l’aléatoire, par le jeu-même des calculs statistiques sur lesquels elle se base pour se retrouver en terrain connu en évacuant les différences individuelles qui lui font si peur.

 

« Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de bien connu rassure, procure en outre un sentiment de puissance. L’inconnu suscite le danger, l’inquiétude, le souci ; le premier instinct vise à éliminer cet état désagréable ».

 

J’appliquerai volontiers cette formule de Nietzsche aux contempteurs de l’homéopathie. Ils n’y connaissent strictement rien, elle fait appel à des concepts dont ils ignorent tout, et cela leur fait peur.

 

Et j’en rapprocherai celle du mathématicien Henri Poincaré

 

« Ce que vous gagnez en rigueur, vous le perdez en objectivité (…). Votre science est impeccable, mais elle ne peut le rester qu’en s’enfermant dans une tour d’ivoire et en s’interdisant tout rapport avec le monde extérieur ».

 

 Devant l’être vivant, souffrant, espérant, quel est aujourd’hui le domaine raisonnable de la science ?

 

La réponse n’est pas simple, et fait préalablement appel à des notions touchant à la vérité, aux preuves que l’on en peut avoir, à la fiabilité des experts qui sont censés en être porteurs.

 

La Vérité

 

Ce qui est choquant dans l’attitude de nos diffamateurs, c’est leur prétention à détenir « LA » vérité. Hors de leur « église » techno-centrée, point de Salut. Pourtant, comme le dit le sociologue Bruno Latour dans une récente interview « il faut articuler diverses formes de vérité ». On peut ainsi distinguer :

 

 la vérité mathématique, fruit d’une démonstration (ex. : la somme des angles d’un triangle est égale à 180°) ; elle est universelle, mais rare en biologie.

 

 la vérité mécanique, celle de l’ingénieur (chaleur + eau  vapeur  mouvement ; HCl + Na OH  NaCl + H2O). Dans la polémique actuelle, c’est celle-ci que nos diffamateurs mettent en avant.

 

 la vérité expérimentale, fruit de la méthode inductivo-déductive. Elle dépend fondamentalement des conditions expérimentales.

 

 la vérité empirique : chaque fois que je mets ma main au feu, je me brûle, et chaque fois que je prends de l’aspirine, j’ai moins mal. Ce sont ces données empiriques qui fondent, forgées depuis des millénaires, ces médecines traditionnelles que sont, par exemple, l’homéopathie ou les médecines orientales. Ces données empiriques n’entraînent jamais certitude de leur reproductibilité, mais une probabilité bien suffisante pour la vie pratique. C’est ce que Hume (1711  1776) exprime en disant que, « toute connaissance dégénère en probabilité ».

 

Mais, malgré qu’il en ait, le scientifique n’est pas exempt de subjectivité. Il croit que la science le mène à la vérité. Et quand il ne croit pas à une proposition nouvelle pour lui (par exemple l’homéopathie), il refuse simplement « d’aller y voir », et déclare du haut de sa certitude : « ce n’est pas possible !».

Pourtant Nietzsche, ici aussi, nous met en garde :

 

« Il n’y a pas de science sans croyance en la vérité, et cette croyance, par définition, n’est pas de l’ordre de la vérité ».

 

« Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou ».

 

La sagesse populaire dit que « à chacun sa vérité ». Mais, sans tomber dans ce relativisme extrême, on ne peut que souscrire à ce mot d’O. Wilde : 

 

« La pure et simple vérité est rarement pure, et jamais simple ».

 

Les preuves

 

Nous avons montré dans le n° 27 des Cahiers de l’Iprédis comment les adversaires de l’homéopathie manipulaient à leur gré la médecine basée sur les preuves (Evidence based medicine, EBM), en l’amputant de tout ce qui ne les arrange pas (et qui en constitue pourtant la majeure partie).

 

Le premier principe de la thérapeutique étant quand même de ne pas nuire, ou au minimum que le rapport bénéfices/risques soit positif, on aurait apprécié qu’ils eussent apporté en temps utile les preuves de l’innocuité de nombre de médicaments qui défrayent régulièrement la chronique des scandales sanitaires. Et qu’aujourd’hui encore, et pour le moins, ils informent les malades de l’ignorance où ils sont des effets secondaires de tel merveilleux nouveau médicament produit et promu par le système médico-industriel, et qu’ils sont priés d’en faire aveuglément l’expérience, à leurs éventuels dépens. À l’évidence, ce n’est pas le cas. Pire, les lanceurs d’alerte sont persécutés.

 

Les experts

 

Devant le foisonnement des techniques, il est bien normal que les décideurs aient recours à des avis d’experts en chaque matière.

 

Mais à la condition que ces expertises soient contradictoires. Faute de quoi l’on tourne en rond (cf. supra) dans l’entre-soi conformiste.

 

Si des statisticiens spécialistes des méta-analyses écartent d’emblée les études qui dérangent leurs présupposés (ce qui semble s’être passé pour la publication australienne dont on nous rebat les oreilles), on quitte l’ordre de la science pour celui de la manipulation (Cf. le chapitre « Heidelberg, le remake »).

 

Montesquieu décrirait-il aujourd’hui un énième pouvoir, celui des experts ? L’épistocratie serait-elle en passe de remplacer la démocratie ? Ce serait triste car, comme le disent très justement E. Macron  et R.-P Droit

 

« Par définition, les experts ne sont experts que de ce qui existe déjà ».
« La grille de lecture de l’expertise est souvent trop étroite »

 

Et l’on verrait alors la rigidité conservatrice bloquer toute véritable innovation.

 

 En conclusion (provisoire !)

 

Ce qu’il faut absolument comprendre, c’est qu’il y a aujourd’hui plusieurs sortes de médecines, chacune championne en son domaine :

 

- la médecine des ingénieurs, « scientifique » et binaire par nature, et travaillant sur des processus biologiques dont on affine sans cesse le cheminement. Personne de sensé ne met en doute la double hélice de l’ADN ou le rôle de l’insuline dans l’utilisation du sucre par l’organisme. En font évidemment partie les diverses prothèses ;

 

- les médecines que je qualifierai de « floues », au sens où l’on connaît les mathématiques non binaires, dont la logique floue (ce ne sont pas les équations qui y sont floues, mais les données qui sont incertaines).

 

S’il n’est pas question que les praticiens d’aujourd’hui ignorent les progrès techniques, les techniciens purs doivent aussi s’ouvrir à la dimension humaniste de la médecine, au risque sinon de se voir appliquer cette sentence d’Erwin Schrödinger (l’homme du fameux chat, prix Nobel de physique 1933) qui se désole du divorce profond entre science et philosophie, et du 

 

« phénomène grotesque de ces esprits parfaitement qualifiés et hautement compétents sur le plan scientifique, mais qui demeurent porteur d’une conception philosophique du monde invraisemblablement infantile, pour ne pas dire sous-développée ou atrophiée » (Le Monde des Livre, 18/4/19).

 

On aimerait que nos rigides contradicteurs, au moment de choisir une méthode donnée pour un patient donné, déposent leurs œillères et méditent sur :

 

« La nécessité de penser un va-et-vient entre l’expérience et la raison, entre hypothèses et axiomes, faits et causes, et non simplement fonder le point entre « empirisme » et « rationalisme », résultat d’une construction historiographique bien plus tardive ». 

 

Comme quoi il faut toujours en revenir à Platon !